Les gilets jaunes

Depuis l'annonce d'une augmentation des taxes sur l'essence, le gouvernement d'Emmanuel Macron fait face à un mouvement de protestation inédit. Ce mouvement, qui s'est baptisé "les gilets jaunes" a déjà provoqué des manifestations et des troubles sur l'ensemble du territoire français, outre-mer compris. Depuis le début de cette mobilisation, on compte déjà deux morts et 719 blessés, un bilan inédit depuis Mai 68. Le samedi 24 novembre 2018, j'ai décidé d'aller à la rencontre de ces gilets jaunes lors d'un rassemblement Place de la Madeleine à Paris, pour comprendre leurs motivations et leurs revendications.


Pour ma première interview, j'interroge un homme de plus de soixante ans nommé Marc. Ce qui l'amène dans cette mobilisation, c'est "un sentiment de dictature et d'oppression". L'augmentation du prix de l'essence n'a été pour lui que "la goutte d'eau qui a fait déborder le vase". Selon lui, le mouvement des gilets jaunes se rapproche du romantisme, de la révolution des Trois Glorieuses et de la pensée de Rosa Luxemburg. Il dénonce une société "matérialiste et paresseuse", un président de la République "diabolique et calculateur", ainsi que "l'invasion musulmane de la France". Le mouvement des gilets jaunes a en effet été accusé d'être populiste, poujadiste, voire d'extrême-droite. Marc admet avoir voté Marine Le Pen en 2017, mais assure être "très à gauche" et prône une "redistribution des richesses". "La vraie extrême-droite, elle est au pouvoir !", se défend-t-il. Marc a même participé aux événements de Mai 68, dans sa jeunesse. "C'était un peu pareil", se rappelle-t-il. Quand aux casseurs présents lors des manifestations, il "ne les supporte pas". Pour lui, un mouvement social doit passer par "des sittings, de la non-violence, comme Gandhi en Inde". Ce qu'il aime dans ce mouvement, "c'est sa spontanéité". Les gilets jaunes ont en effet la particularité de n'être encadrés par aucun parti, ni syndicat. De fait, ceux-ci ne trouvent pas grâce aux yeux des manifestants interviewés.

Mon second interviewé est un "veuf avec deux enfants". Ses revenus ont particulièrement souffert de la suppression de la demi-part des veufs sous le gouvernement de Nicolas Sarkozy en 2009. En ajoutant à cela un loyer élevé, il se retrouve "en découvert le 10 du mois". Faute de revenus suffisants, il ne part plus en vacances avec ses enfants et peine à leur offrir des cadeaux de Noël. Il déclare même avoir "du mal à les nourrir", comme près de 1 français sur 5. L'augmentation du prix de l'essence représentera une épreuve de plus pour lui. "Mes poches sont vides", se désole-t-il, "donc je viens ici pour mes enfants, pour leur avenir". Comment remédier à cette situation ? "La Ve République, on l'enlève !" propose-t-il, en se demandant "qui gouverne aujourd'hui ?". "Il faut que les politiciens comprennent les problèmes des gens. Aujourd'hui, si t'es pas diplômé, t'as rien. Ils t'envoient en formation pour faire baisser les statistiques du chômage".

Un jeune homme m'interpelle. Il est apprenti et se plaint de ne gagner que mille euros par an. Selon lui, l'argument écologique du gouvernement pour taxer l'essence est fallacieux. Il assure en effet que les batteries de voiture électriques polluent plus que les gaz d'échappement. Comme Marc, il compare ce mouvement à Mai 68.

Notre discussion est interrompue par des tirs de gaz lacrymogène dans notre direction. La foule se disperse, mais se recompose très vite, un gilet jaune criant alors "on n'a plus rien à perdre". Une manifestante, habituée des mouvements sociaux, nous assure qu'elle ne s'était "jamais autant fait gazer" de sa vie.

Nous interviewons Jeff, un homme d'une cinquantaine d'années. Ce qui l'amène à ce rassemblement, c'est un "ras-le bol général", ainsi que le "caractère de Macron". Il accuse le président d'être un "bobo, médisant, pédant, élitiste et irrespectueux", ainsi que d'être "dans la main des lobbyistes". "En plus, il se permet de faire des fiestas à l'Elysée avec notre argent !", tempête-t-il. Jeff a participé à plusieurs mouvements sociaux dans sa vie, mais n'a "ni carte, ni parti". Il accuse les syndicats d'être "de moins en moins indépendants" et d'entretenir des "professionnels de la politique".  Pour changer le système, il propose "d'abolir la démocratie représentative et de passer à la démocratie participative". Il souhaiterait également l'instauration du "non-cumul des mandats" des élus et leur "limitation dans le temps, comme ça quand ils ont fini, ils retournent bosser". Selon lui, les hommes politiques n'ont "plus accès à la réalité, au prix des choses".

La dernière personne que j'interroge est Eliade, une femme de 65 ans. "J'ai travaillé 43 ans de ma vie pour me faire gazer", déplore-t-elle. Sa retraite ne lui permettant pas de vivre, elle réalise des missions d'intérim, alors que sa fille "vit dans la précarité". Samedi soir, après la manifestation, elle ira travailler. Pour une société plus juste, elle prône elle aussi la "démocratie directe" via le "tirage au sort", la comptabilisation du vote blanc, la mise en place d'un "salaire maximum" et d'un  "encadrement des rémunérations dans les entreprises, avec un écart maximum entre le plus petit salaire et le plus élevé". Elle souhaite également  la mise en place de "coopératives" et d'une politique d' "auto-gestion" dans le monde de l'entreprise. Des thématiques chères à celle qui se présente comme l'arrière arrière petite-fille de Francisco Ferrer et comme parente de Francisco Ascaso, anarchiste espagnol emprisonné en France pour une tentative d'attentat contre le roi d'Espagne Alphonse XIII à Paris. Cette femme se caractérise elle aussi par un rejet des casseurs, qu'elle qualifie de "provocateurs". Elle se définit comme "a-politique" et prône le "sitting" pour faire entendre sa voix. "On n'est plus en démocratie", se désole-t-elle, "Macron veut faire de la France l'Amérique. Mais il faut que la France reste la France, avec son esprit critique. On est un pays révolutionnaire", met-elle en garde.

Il convient en effet de rappeler que la Révolution française a éclaté pour des raisons économiques, le prix du pain et les impôts étant trop élevés. Avant cela, la Révolution américaine avait pris pour mot d'ordre "no taxation without representation", arguant que le fait de payer des impôts devait s'accompagner d'une participation politique. Les manifestants des Printemps arabes se sont également révoltés contre le chômage, la misère et le manque de perspectives d'avenir pour la jeunesse. On pourrait citer d'autres cas : bonnets rouges en Bretagne, poujadisme, insurrection vendéenne de 1793, révolutions communistes... Plusieurs grandes révoltes historiques ont été menées par des impératifs socio-économiques, faisant dire à Karl Marx que "la lutte des classes est le moteur de l'histoire".

Or, nombre de ces mouvements de révolte étaient le fait des classes populaires et paysannes (plébéiens et populares antiques, guelfes blancs dans l'Italie médiévale, jacqueries de l'Ancien Régime, insurrections ouvrières). Tout au long de l'histoire humaine, la société s'est en effet conçue comme une minorité de citoyens aisés régnant sur une majorité de pauvres. Mais la mondialisation a changé la donne en entraînant l'apparition d'une classe moyenne, nombre de personnes pauvres accédant à des revenus plus élevés. C'est cette classe moyenne qui, sociologiquement, constitue aujourd'hui la majorité de la population occidentale et des manifestants des gilets jaunes. N'étant ni assez pauvres pour bénéficier d'allocations, ni assez riches pour vivre comme ils le souhaiteraient, ils ont le sentiment d'être les grands perdants des politiques économiques modernes. Etant les plus nombreux, ils constituent en effet une manne financière pour les gouvernements.

Dès 2003, l'écrivain américain JG Ballard écrivait dans son roman Millenium people que les classes insurrectionnelles modernes n'étaient plus les classes populaires, mais bien les classes moyennes. Cette révolte des classes moyennes contre la mondialisation se traduit dans les urnes par la victoire des populismes dans le monde entier (Donald Trump, Jair Bolsonaro) et dans les rues de France par un mouvement de contestation. Les classes moyennes craignent la paupérisation et leur crainte se transforme en colère.

Lucien Petit-Felici

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