L’héritage d’Edmund Burke dans la pensée politique française

Introduction :

« Quiconque n’a étudié et vu que la France ne comprendra jamais rien, j’ose le dire, à la Révolution française », déclare le philosophe libéral Alexis de Tocqueville dans son ouvrage L’Ancien Régime et la Révolution (1856). Cette phrase pourrait également s’appliquer à la contre-révolution, tant la pensée politique et philosophique des contre-révolutionnaires français trouve des résonances à l’étranger.

Cette influence étrangère se ressent particulièrement outre-Manche, à travers la pensée et l’œuvre d’Edmund Burke. Ce dernier, né en 1729 d’une mère catholique et d’un père anglican et mort en 1797, est un homme politique et philosophe irlandais. Il fut, entre 1758 et 1780, député du parti whig à la Chambre des Communes. Burke était un membre de l’aile conservatrice de ce parti, une formation politique de tradition libérale, opposée à l’absolutisme royal, favorable à un Parlement fort et à la limitation constitutionnelle du pouvoir exécutif. Edmund Burke est en effet un penseur libéral, viscéralement attaché aux libertés individuelles et opposé à toute forme d’arbitraire ou d’absolutisme.

Cet engagement en faveur du libéralisme le conduira parfois à s’opposer à la politique menée par son propre pays, notamment lors de la Révolution américaine de 1776. Durant cet événement, il soutient en effet les insurgents des treize colonies dans leur soulèvement contre la Couronne britannique. Cette révolution est perçue comme légitime par Burke, qui y voit la résistance d’individus opprimés et injustement taxés face à une domination étrangère et absolutiste. Les taxes excessives imposées par le roi d’Angleterre aux colons américains sont condamnées par Burke dès 1774, dans un texte intitulé Sur la taxation en Amérique

Le fait de taxer les colons d’Amérique sans leur accorder de représentation au Parlement anglais heurte en effet les convictions profondément libérales du philosophe. Les idéaux proclamés par les révolutionnaires américains sont également conformes à ceux exprimés par Burke : garantie des libertés individuelles, équilibre des pouvoirs, importance donnée au parlement à travers la prédominance du Congrès, opposition à toute forme de pouvoir central tyrannique et arbitraire. Edmund Burke se considère également comme un admirateur de la Glorieuse révolution anglaise de 1688.  

Il loue le caractère relativement non-violent  de cette révolution, et la considère également comme légitime, en raison du caractère autoritaire et intrusif du pouvoir royal de l’époque. Il souligne également que la révolution de 1688 n’a pas renversé la monarchie britannique, mais a simplement opéré une forme de rénovation nécessaire, d’extension bénéfique de celle-ci, en réaction à un absolutisme de plus en plus marqué.

Burke loue ainsi l’issue de cette révolution, qui contribue à consolider les principes de la monarchie parlementaire britannique. Ce parlementarisme monarchique passe notamment par la mise en place d’une déclaration des droits (Bill of rights) qui garantit les libertés fondamentales des citoyens face au pouvoir central, un siècle avant la révolution de 1789.

Le libéralisme de Burke le conduira également à apporter son soutien au combat mené par l’anti-esclavagiste britannique William Wilberforce et à dénoncer les persécutions commises par les protestants envers les catholiques irlandais. Le député whig condamne également, dans une certaine mesure, la politique anglaise d’expansion coloniale, notamment à travers ses critiques envers l’arbitraire, la brutalité et la corruption de la Compagnie britannique des Indes orientales.

Ces prises de positions libérales et relativement progressistes traduisent un certain courage politique, et amènent à considérer Edmund Burke comme une figure visionnaire et transgressive, considérablement en avance sur son époque, malgré un conservatisme marqué.

Cependant, les convictions politiques et philosophiques de Burke l’amèneront à remettre violemment en cause certains idéaux de son temps. En effet, il s’oppose de manière frontale et radicale à la philosophie des Lumières, qui séduit la bourgeoisie française de l’époque et rencontre un certain succès dans les milieux libéraux britanniques. Burke sera ainsi l’un des contempteurs de la Révolution française les plus farouches de son époque. 

 

 Portrait d’Edmund Burke (1729-1797)

Contrairement à d’autres figures du libéralisme anglais tels que Thomas Paine ou Mary Wollstonecraft, il s’oppose farouchement au processus révolutionnaire français, et ce dès 1789. La prise de la Bastille, ainsi que les journées révolutionnaires des 5 et 6 octobre 1789, qui aboutissent au retour contraint et forcé du roi Louis XVI et de sa famille à Paris, ont sur Burke une sorte d’effet traumatisant. « Vos chefs enseignent aux hommes que c’est leur droit sacré de prendre d’assaut des forteresses, de massacrer les gardes, de s’emparer de la personne des rois sans la moindre apparence d’autorisation, même de la part de l’Assemblée », s’insurge-t-il. A partir de 1790, il tient une série de discours contre-révolutionnaires particulièrement virulents. Il rassemble ses critiques philosophiques dans un ouvrage, intitulé Réflexions sur la Révolution en France (1790). L’originalité de la critique de Burke réside en ce qu’elle combine à la fois libéralisme et conservatisme.

Le philosophe reproche notamment à la Révolution française son caractère anarchique et destructeur, irrespectueux des traditions héritées du passé. Edmund Burke dénonce également le caractère abstrait, purement philosophique, voire métaphysique, des droits de l’homme tels qu’ils sont formulés par les révolutionnaires de 1789. Ce conservatisme profond vaudra à Burke l’hostilité de certains libéraux anglais. Thomas Paine déclare ainsi que « M. Burke prend le parti de l’autorité des morts contre les droits et contre la liberté des vivants ».

Cette critique des idéaux de 1789 trouve néanmoins un certain écho sur le continent, notamment chez des penseurs contre-révolutionnaires français tels que Joseph de Maistre ou encore Louis de Bonald. Cependant, ces philosophes réactionnaires, caractérisés par un absolutisme marqué, n’intégreront que partiellement les idées d’Edmund Burke.

Le penseur irlandais ne refera véritablement surface dans le paysage intellectuel français qu’à partir du XIXe siècle, en nourrissant le discours politique de personnalités libérales et conservatrices telles que Benjamin Constant ou encore Alexis de Tocqueville.

Edmund Burke est en effet considéré comme l’un des pères fondateurs du conservatisme politique moderne. Par définition, le conservatisme désigne une philosophie caractérisée par la défense des traditions héritées du passé. Il s’oppose au progressisme, qui considère les traditions non pas comme une fin en soi mais comme quelque chose que la société doit dépasser et surmonter.

C’est cette influence de Burke sur la pensée conservatrice française qu’il s’agit ici de démontrer.
Il convient alors de s’interroger :
En quoi Edmund Burke peut-il être considéré comme le précurseur du conservatisme politique français ?
Malgré de nombreuses similitudes avec le courant contre-révolutionnaire (I), Edmund Burke semble avoir davantage influencé la pensée libérale et conservatrice française (II).


I) La réception partielle d’Edmund Burke par les auteurs contre-révolutionnaires français

La pensée d’Edmund Burke semble à première vue en conformité avec le courant contre-révolutionnaire français (A), mais ces deux philosophies présentent toutefois de réelles divergences de fond (B).

A) L’influence de l’œuvre d’Edmund Burke sur les auteurs contre-révolutionnaires français

Dès 1789, Edmund Burke s’oppose de manière frontale aux idéaux et à la philosophie des révolutionnaires français. Il considère en effet cette révolution comme profondément contraire à ses convictions libérales, qui l’ont amené à admirer les insurrections de 1688, en Angleterre, et de 1776 en Amérique. Il considère les revendications des révolutionnaires français comme légitimes mais excessives, et désapprouve leur projet politique pour le pays. L’abolition de la monarchie lui apparaît notamment comme absurde et dangereuse, ce régime faisant partie intégrante de l’Histoire de France. Le peuple, selon la pensée conservatrice de Burke, est en effet le dépositaire des traditions et des usages hérités du passé.   « L’esprit d’innovation est en général le résultat d’un caractère intéressé et de vues bornées », déclare-t-il. Selon Burke, un peuple a pour devoir, non seulement de maintenir, mais de faire fructifier ses coutumes et ses traditions. Si le peuple manque à ce devoir politique et moral, alors il dépérit et s’éteint. L’impératif d’une société, dans l’optique burkienne, est de maintenir l’ordre et la cohésion sociale, et cela à n’importe quel prix. L’idée révolutionnaire de « table rase »  du passé lui semble donc dangereuse et potentiellement destructrice.

Selon Burke, les états généraux devraient, à l’instar des révolutionnaires anglais de 1688, transformer la monarchie absolue française en monarchie parlementaire et constitutionnelle, selon le modèle britannique. La proposition républicaine et déchristianisatrice des révolutionnaires jacobins lui apparaît comme une rupture brutale et contre-nature avec l’Histoire millénaire française. Ce projet disruptif, ne peut, selon Burke, que perturber le fonctionnement du pays et conduire à sa ruine progressive. C’est cette idée de table rase et de rupture avec la tradition qui oppose fondamentalement, selon lui, la Glorieuse révolution de 1688 et la Révolution française de 1789. Ce profond conservatisme, et cet attachement viscéral à la défense de la tradition, conduisent à rapprocher Burke du courant contre-révolutionnaire français.

Edmund Burke compile l’essentiel de ses critiques de la Révolution française dans son ouvrage Réflexions sur la révolution en France (1790). Une traduction française de cet essai pamphlétaire voit le jour quelques semaines seulement après sa parution en Angleterre. Cette œuvre rencontre alors un grand succès au sein des milieux contre-révolutionnaires français. Burke a d’ailleurs rédigé son ouvrage en réponse à un jeune noble français, Charles Jean François Depont, qui lui demandait son avis sur les événements de 1789. Le sous-titre de l’ouvrage est ainsi : En forme d’une lettre qui avait du être envoyée d’abord à un gentilhomme à Paris. L’œuvre de Burke est ainsi intimement liée à la France, comme le montre un autre de ses ouvrages, anti-Lumières et anti-révolutionnaire, intitulé Lettre à un membre de l’Assemblée nationale française (1791).

La pensée de Burke exerce ainsi une influence dans les cercles conservateurs français dès le début de la révolution. Les Réflexions connaissent un fort succès en France, et finissent par attirer l’attention de certains auteurs français, tels que Joseph de Maistre ou Louis de Bonald.

Joseph de Maistre (1753-1821) est un sénateur et philosophe savoyard, sujet du Royaume de Sardaigne. Dans un premier temps, il se montre favorable aux idéaux révolutionnaires français, allant même jusqu’à se réjouir lors d’une intervention devant le Sénat de Savoie que « le peuple marche à grands pas vers l’égalité civile ». Ce n’est qu’à partir de 1791 que de Maistre évolue vers une position franchement contre-révolutionnaire. Il est en effet horrifié par le tournant anti-monarchique, anti-aristocratique et anti-clérical de la Révolution française. L’invasion de la Savoie par l’impitoyable Convention nationale en 1792, qui le pousse à se réfugier en Suisse, achève de le convaincre.

L’annexion de la Savoie par la Convention entraîne en effet l’application de la Constitution civile du clergé sur ce territoire. Ce document, adopté par l’Assemblée nationale constituante en 1790, oblige les prêtres français à prêter serment de fidélité à la République et aux idéaux des révolutionnaires français. De nombreux prêtres dits réfractaires sont alors contraints à l’exil, déportés ou exécutés. De Maistre est profondément marqué par ces persécutions, mais également par la lecture des Réflexions sur la révolution en France de Burke, ouvrage qui aura un profond effet sur lui.

Dans une lettre du 21 janvier 1791, adressée a son ami Henri Costa de Beauregard, Joseph de Maistre témoigne de son respect pour celui qu’il appelle « l'admirable Burke », et admet avoir trouvé une source d’inspiration dans son œuvre, notamment dans sa critique des droits de l’homme et de la politique de déchristianisation. Les registres de lecture de Joseph de Maistre révèlent qu’il suivra assidument toutes les publications d’Edmund Burke, jusqu’à la disparition de celui-ci en 1797. Dès lors, la pensée de l’homme politique savoyard se trouve fortement influencée par le philosophe irlandais, dont il reprend de nombreux arguments.

En effet, force est de constater que la pensée de Joseph de Maistre comporte des similitudes flagrantes avec la philosophie d’Edmund Burke. Ces deux auteurs se caractérisent par une philosophie farouchement conservatrice et anti-révolutionnaire.

Cette parenté entre les œuvres des deux hommes est visible dès 1793, lorsque de Maistre publie les Lettres d’un royaliste savoisien. Dans cet ouvrage, l’auteur reprend la critique de Burke contre le mépris révolutionnaire de la tradition et de l’héritage du passé. Il dénonce la prétention des conventionnels à faire table rase de leur propre Histoire, ce qui rejoint les critiques formulées par Edmund Burke contre les insurgés parisiens. « Je ne puis concevoir comment des hommes peuvent en arriver à ce degré de présomption qui leur fait considérer leur pays comme une simple carte blanche où ils peuvent griffonner à plaisir », déclare ce dernier dans les Réflexions sur la révolution en France. Burke ajoute que les réformes politiques, si elles sont nécessaires, doivent être réalisées « dans le style de l’édifice », soit en conformité avec l’Histoire politique du pays.

Joseph de Maistre reprend les principaux arguments d'Edmund Burke dans les Lettres d’un royaliste savoisien. Selon lui, un peuple ne peut réformer son gouvernement en partant de zéro, sans tenir compte des enseignements du passé. Le philosophe contre-révolutionnaire prétend dans les Lettres que « l’art de renverser les gouvernements ne consiste pas du tout à les renverser pour les refaire sur des théories idéales, mais à les rapprocher de ces principes internes et cachés, découverts dans les temps anciens par le bon sens antique et l’instinct machinal de chaque peuple ». 

Cette analyse rejoint les parallèles établis par Edmund Burke entre la révolution anglaise de 1688 et la révolution française de 1789. Burke oppose en effet les révolutionnaires anglais et français. Il déclare dans ses Réflexions sur la révolution en France que « le principe constant de notre constitution a été de faire valoir et d’affirmer nos libertés comme un héritage inaliénable qui nous est venu de nos aïeux et que nous devrons transmettre à notre postérité ; comme un bien appartenant en propre au peuple de notre royaume ».

Il ajoute également : « la fidélité que nous témoignons à nos aïeux ne s’inspire d’aucune superstition d’antiquaire, mais d’une philosophie de l’analogie. En adoptant ce principe de l’héritage, nous avons donné à notre gouvernement l’image d’une parenté par le sang ; nous avons fait entrer notre constitution et nos lois fondamentales jusque dans nos foyers, et noué avec elles de véritables liens de famille ». Selon l’auteur des Réflexions, la force des institutions libérales britanniques réside dans le fait qu’elles sont héritées du passé, et ainsi enracinées dans les mœurs, les usages et les consciences du pays. A l’inverse, la faiblesse de la Révolution française résulterait de sa volonté de rompre avec l’héritage historique et de mettre en place des institutions sorties uniquement de l’imagination des révolutionnaires, qualifiés par Burke de « novices brûlant d’enthousiasme ». Burke insiste ainsi sur le profond pragmatisme de la Glorieuse révolution de 1688, qu’il oppose au caractère démiurgique de la Révolution française. Dans ses Réflexions, l’auteur nie ainsi au peuple de France le droit de déposer ou d’instituer son propre gouvernement.

Cet attachement profond aux règles et aux institutions héritées du passé amène Burke et de Maistre à remettre en cause l’universalisme des révolutionnaires français. L’universalisme désigne une opinion à vocation universelle. Ainsi, les partisans de la Révolution française considèrent que les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité, telles qu’énoncées dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, correspondent aux droits naturels et aux libertés fondamentales de l’humanité entière . Chaque être humain aurait ainsi le droit, peut-être même le devoir, de faire sien de tels idéaux.

Cependant, Edmund Burke n’adhère pas à cette vision universaliste de la philosophie politique. Aux principes moraux abstraits des révolutionnaires français, il oppose la dimension pertinente et réelle des idéaux de la Glorieuse révolution. Ces idéaux se distinguent en effet par un ancrage historique, correspondant à la tradition libérale et parlementariste anglaise, construite depuis la Magna Carta de 1215 et l’Habeas Corpus Act de 1679. Les droits de l’homme de 1789 n’ont, pour Burke, rien de concret, et s’apparentent davantage à une forme de métaphysique. Il affirme ainsi dans les Réflexions sur la révolution en France que « Les droits dont nous parlent ces théoriciens ont tous le même caractère absolu ; et autant ils sont vrais métaphysiquement, autant ils sont faux moralement et politiquement ».

 
    Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789

A la passion de l’universel, Burke oppose « l’héritage de nos aïeux » qui doit guider la conduite d’un homme politique responsable, puisque selon lui, nous lui devons « tous ce que nous possédons  ». Burke estime, selon les termes d’Olivier Nay, que « l’histoire des sociétés suit en effet une évolution sur laquelle la raison des hommes n’a aucune emprise » ce qui fait de lui l’un des précurseurs du conservatisme politique moderne. La Révolution française ne serait que le fruit du rationalisme abstrait des philosophes, et aurait « déchiré le tissu social, substituant ainsi à la sage gestion du progrès naturel une dictature de principes abstraits, coupés de tout le concret historique ». L’abstraction et la prétention universaliste ne peuvent, selon Burke, que conduire au désordre, à la violence et in fine, à la tyrannie. L’universalisme philosophique suppose en effet que ce qui est bon l’est pour le monde entier. Le penseur irlandais affirme alors que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 risquerait d’entraîner une uniformisation en imposant à tous les peuples un même type de droit. 

Cette dénonciation de l’universalisme révolutionnaire est également présente chez Joseph de Maistre, bien que formulée de manière encore plus radicale. Dans son ouvrage Considérations sur la France (1796), de Maistre écrit ceci : « La constitution de 1795,  tout comme ses aînées, est faite pour l’homme. Or, il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes etc., je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir jamais vu de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu ». A l’homme fictif et idéalisé des Lumières, de Maistre oppose une philosophie de l’enracinement, du patrimoine, de l’ordre et de la tradition.

Il estime, à l’instar de Burke, que chaque nation doit être gouvernée selon les principes qu’elle s’est établie et fixée au cours des siècles passés. Les deux philosophes considèrent qu’une pensée universaliste ayant vocation à s’appliquer à l’ensemble de l’humanité se place en dehors du champ politique rationnel, et bascule dans le champ métaphysique et la théologie abstraite. Le penseur savoyard déclare qu’une « constitution qui est faite pour toutes les nations, n’est faite pour aucune : c’est une pure abstraction, une œuvre scolastique faite pour exercer l’esprit d’après une hypothèse idéale, et qu’il faut adresser à l’homme dans les espaces imaginaires où il habite ».

Aux droits de l’homme universels et abstraits, de Maistre et Burke opposent les droits des hommes. Aux droits du peuple, ils opposent les droits des peuples, prenant en compte les caractères culturels de chaque civilisation. Ces philosophes contre-révolutionnaires ne conçoivent pas de constitution qui ne prendrait en compte « la population, les mœurs, la religion, la situation géographique, les relations politiques, les richesses, les bonnes et les mauvaises qualités d’une certaine nation ». 

On trouve chez Burke et de Maistre un souci constant de l’équilibre, de l’harmonie sociale qu’il s’agirait de préserver à tout prix, préoccupation caractéristique du conservatisme politique. Si changement politique il y a, celui-ci doit se faire prudemment, lentement, et en prenant en compte les enseignements du passé. La crainte d’un changement trop rapide et brutal, d’une déstructuration violente de la société, hante l’œuvre de ces deux philosophes. La violence révolutionnaire est ainsi constamment mise en avant par Edmund Burke et Joseph de Maistre.

Cette violence est d’abord symbolique, puisque elle s’exerce contre l’ordre ancien et les traditions. La politique de déchristianisation suscite notamment l’effroi des philosophes. Ce terme a été popularisé par Mirabeau, qui déclare en 1791 : « Vous n’arriverez à rien si vous ne déchristianisez pas la révolution ». En effet, les révolutionnaires français les plus radicaux, notamment les hébertistes, ont mené une politique visant à faire disparaître le christianisme de la vie quotidienne des français. Cette déchristianisation a pris de nombreuses formes, telles que le massacre de prêtres réfractaires, la destruction de symboles religieux, la suppression de jours fériés, l'abolition du calendrier chrétien ou encore la transformation de plusieurs églises en loges maçonniques, rebaptisées Temples de la Raison.

 

 Pillage d’une église en 1793, huile sur toile de Victor Henri Juglar (1885)

Cette politique suscite la désapprobation des auteurs contre-révolutionnaires. Burke considère en effet l’Eglise « comme un élément essentiel de l’Etat ». De Maistre partage cette analyse. Il considère lui aussi la religion, non seulement comme le ciment social d’un peuple, mais également comme ce qui donne sa valeur à une société. « Car l’homme, qui ne vaut que parce qu’il croit, ne vaut rien s’il ne croit rien », déclare Joseph de Maistre dans son Examen de la philosophie de Bacon (1836). Burke s’insurge devant « l’Eglise pillée sans profit pour l’Etat ». Il estime que la déchristianisation constitue l’un des arguments majeurs contre la Révolution française, et qu’elle discrédite celle-ci de manière totale. Dans les Réflexions, Burke affirme que « Le pillage de votre Eglise a ajouté à la sécurité des biens de la nôtre. Il a remué notre peuple, que cet acte de saisie monstrueux et impudent remplit d’horreur et d’appréhension. Par cet acte, ses yeux se sont ouverts, et s’ouvriront de plus en plus sur les abîmes d’égoïsme et d’étroitesse que recouvre la prétendue générosité d’esprit et de sentiment de ceux qui en portent la responsabilité ». Selon Burke et de Maistre, hors de l’Eglise, point de société humaine digne de ce nom. « Toutes les institutions imaginables reposent sur une idée religieuse, ou ne font que passer », affirme Joseph de Maistre. Le gallicanisme, doctrine révolutionnaire qui souhaite organiser l’Eglise catholique indépendamment du Saint-Siège (notamment par la mise en place de la constitution civile du clergé), est également condamné par les deux auteurs.  

Edmund Burke relève l’une des contradictions de la Révolution française, qui prêche l’humanisme et la tolérance tout en ayant recours à la violence politique. En effet, selon le philosophe, un mouvement révolutionnaire aux principes si vagues et abstraits est davantage susceptible d’ouvrir la voie à l’arbitraire et à la violence. « Massacres, tortures, potences ! Voilà vos Droits de l’homme ! Voilà les fruits de déclarations métaphysiques lancées à la légère, puis honteusement rétractées ! », s’insurge Burke dans ses Réflexions

Burke et Joseph de Maistre partagent en effet le même pronostic quand au résultat futur de la Révolution française. Tous deux prédisent que cette révolution est nécessairement amenée à se radicaliser progressivement, et à rentrer dans une spirale de violence. Les deux penseurs annoncent ainsi l’avènement de la Terreur, à partir de 1793. Burke va même jusqu’à prophétiser l’expansionnisme guerrier des révolutionnaires et l’avènement de Napoléon Bonaparte. Dans sa Lettre à un membre de l’Assemblée nationale française, il affirme en effet que le militarisme est le stade ultime  de l’universalisme. Selon lui, une philosophie destinée à s’appliquer aux peuples étrangers ne peut l’être que par les armes. Burke pressent également que le désordre et le chaos engendrés par la révolution conduiront à une prise de pouvoir de l’armée par la force, et à la mise en place d’une dictature militaire, ce qui se vérifiera lors du coup d’état du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799). Burke se fonde sur l’exemple d’Oliver Cromwell, durant la Première Révolution anglaise (1642-1651), pour appuyer son analyse. Enfin, de Maistre annonce dans ses Considérations sur la France l’échec de la Révolution française et le rétablissement inéluctable de la monarchie, qui aura effectivement lieu sous la Restauration de 1815. Cette clairvoyance quasi-prophétique constitue un nouveau point de convergence entre les œuvres des deux penseurs.

Selon Edmund Burke, la dérive terroriste est l’inévitable suite logique de la Révolution. Les événements qui secouent la France ne peuvent que dégénérer en une longue « suite monstrueuse de crimes et d'événements grotesques, saturnales où l'horreur fascinante se dispute à la stupeur incrédule ». Cette formule pamphlétaire semble annoncer les étranges processions et cérémonies déistes révolutionnaires telles que la Fête de l’Etre suprême, ou encore une parade de novembre 1793 voyant défiler un âne couvert d’habits pontificaux, coiffé d’une mitre, une bible attachée à sa queue. Cette atmosphère de bacchanale, quelque peu ridicule, sera dénoncée par de Maistre avec la même radicalité. Dans Considérations sur la France, il  déclare qu’il y a « dans la révolution française un caractère satanique qui la distingue de tout ce qu’on a vu, et peut-être de tout ce qu’on verra. Qu’on se rappelle les grandes séances ! Le discours de Robespierre contre le sacerdoce, l’apostasie solennelle des prêtres, la profanation des objets du culte, l’inauguration de la déesse Raison, et cette foule de scènes inouïes où les provinces tâchaient de surpasser Paris : tout cela sort du cercle ordinaire des crimes, et semble appartenir à un autre monde ». Joseph de Maistre poursuit : « Les temples sont fermés, ou ne s’ouvrent qu’aux délibérations bruyantes et aux bacchanales d’un peuple effréné. Les autels sont renversés ; on a promené dans les rues des animaux immondes sous les vêtements des pontifes ; les coupes sacrées ont servi à d’abominables orgies ; et sur ces autels que la foi antique environne de chérubins éblouis, on a fait monter des prostituées nues ».


Fête de l’Etre Suprême, organisée par Maximilien de Robespierre à Paris le 20 prairial an II (8 juin 1794)

Outre Joseph de Maistre, on trouve des échos à la philosophie de Burke chez d’autres auteurs français de l’époque. Ainsi, l’étude de la pensée de Louis de Bonald (1754-1840) nous permet également de constater une filiation entre l’œuvre d’Edmund Burke et la philosophie contre-révolutionnaire française. Louis de Bonald est un homme politique et philosophe français, catholique et traditionaliste, lui aussi contempteur de la Révolution française et des principes philosophiques des Lumières. De Bonald reconnaît son admiration pour Edmund Burke en ces termes élogieux : « Burke, ce défenseur éloquent et sensible des vrais principes de la Constitution monarchique. J’ose croire que quelques unes de mes pensées, sur ses grands objets, se trouveront à l’unisson de ses méditations profondes, lorsque je me rappelle avec quelle force il défend la religion publique, le pouvoir royal, la succession héréditaire, les distinctions sociales. Ce vertueux étranger venant rompre une lance dans cette joute mémorable de toutes les passions contre tous les principes, a rappelé ces chevaliers qui, dans les anciens tournois, accouraient des pays lointains, attirés par le désir de la gloire, et fixaient tous les regards par la force de leurs armes, la fierté de leurs devises et la force de leurs coups. Jamais les principes conservateurs des sociétés n’avaient été attaqués par des moyens aussi profonds qu’ils l’ont été de nos jours, jamais ils n’avaient été défendus avec autant de génie, de connaissance et de courage ».

Louis de Bonald et Edmund Burke ont en commun une vision de la société profondément conservatrice et aristocratique. Ils partagent la même aversion pour la politique de déchristianisation de la Révolution française, pour son égalitarisme, assimilé à un nivellement de la population par le bas, ainsi que pour sa volonté démiurgique de modification des structures sociales et du cours de l’Histoire. Pour ces conservateurs, une telle tentative de modification ne peut conduire qu’à une désorganisation profonde du pays et à des violences. On retrouve chez de Bonald le même souci de préservation du tissu social que chez Burke. Les deux penseurs partagent également une critique des droits de l’homme, qualifiés par Louis de Bonald de « mots effrayants » et de « signal de désolation et de mort, tels que ces coups de canon qui partent à longs intervalles d’un vaisseau en perdition ».

La proximité intellectuelle que Burke entretient avec les philosophes anti-révolutionnaires français le pousse à développer des affinités personnelles avec l’un d’entre eux. Il s’agit d’un essayiste polémique nommé Augustin Barruel (1741-1820). Cet auteur est un prêtre jésuite, opposé à la philosophie des Lumières et aux encyclopédistes. Il prend, dans un premier temps, fait et cause pour la Révolution française, allant même jusqu’à renoncer à sa particule nobiliaire. Mais Barruel abandonne très vite ses penchants démocratiques, et développe dès 1789 une critique radicale de la révolution. La promulgation de la constitution civile du clergé et les persécutions antichrétiennes le poussent à quitter la France pour Londres en 1792. Il est alors hébergé par Edmund Burke. Barruel rédigera durant cette période d’exil son œuvre principale, intitulée Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, qui paraîtra en 1797. Le polémiste jésuite recevra les félicitations de Burke pour cet ouvrage. La thèse de Barruel est que la Révolution française, loin d’être un soulèvement populaire spontané et légitime, s’apparente à une conspiration de la bourgeoisie libérale française, imprégnée des idéaux des Lumières, pour prendre le pouvoir.

Les idéaux philosophiques portés par Edmund Burke présentent donc des similitudes flagrantes, presque troublantes, avec certains auteurs contre-révolutionnaires français. Cependant, leur réception de l’œuvre de l’écrivain irlandais n’est que partielle.

B) Les divergences de fond entre Edmund Burke et les contre-révolutionnaires français

Malgré de nombreux points de convergence, force est de constater qu'Edmund Burke et les auteurs contre-révolutionnaires français développent des conceptions de la philosophie politique parfois diamétralement opposées. En effet, si ces penseurs partagent un constat global négatif sur la Révolution française, ils n'ont pas la même vision du pouvoir, des institutions politiques et de la société.

Ainsi, il apparaît presque comme surprenant que Burke ait accordé refuge et protection à Augustin Barruel, et qu'il soit même allé jusqu'à le féliciter pour ses Mémoires. En effet, malgré des analyses similaires sur la philosophie des Lumières, les droits de l'homme et les persécutions anti-religieuses révolutionnaires, les deux auteurs présentent de profondes divergences quand à leurs conceptions intellectuelles.

En effet, Augustin Barruel développe une vision de l'Histoire que l'on pourrait aujourd'hui qualifier de complotiste ou de conspirationniste. Dans Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme, il avance la thèse selon laquelle la révolution aurait été en réalité un plan ourdi de longue date par les clubs, (notamment le club des jacobins), les philosophes des Lumières, les encyclopédistes, les protestants, les juifs et les francs-maçons. Cette théorie est l'une des premières à développer le thème du complot judéo-maçonnique, qui nourrira les partisans de l'extrême-droite française pour les siècles à venir. Selon Barruel, les loges maçonniques françaises auraient été infiltrées par la secte des Illuminés de Bavière, ou Illuminatis, société secrète se réclamant des Lumières, fondée par Adam Weishaupt en 1776. Le penseur jésuite développe ainsi une théorie du complot Illuminati, encore bien présente dans la culture moderne. Cette conspiration viserait, selon Barruel, à renverser l'Eglise et la monarchie afin d'asservir le peuple français.

  
Caricature d’extrême-droite de 1902 montrant la France catholique manipulée par les juifs et les francs-maçons. Ce courant de pensée complotiste et antimaçonnique trouve sa source dans l’œuvre d’Augustin Barruel.

Edmund Burke ne partage pas les arguments exposés par Augustin Barruel. Libre-penseur porté sur l’ésotérisme, Burke a été initié en franc-maçonnerie, dans la loge Jérusalem 44, en 1769. Les francs-maçons anglais étaient en effet majoritairement hostiles à la Révolution française. Il apparaît donc comme peu anodin que le philosophe irlandais ait félicité Barruel pour ses écrits et qu'il lui ait apporté son soutien. Ces félicitations s’expliquent probablement davantage par un respect mutuel entre les deux hommes que par un constat politique partagé. Les critiques de Burke sur la Révolution française et ses idéaux sont assez radicales, mais elles se placent toujours dans un cadre philosophique rationnel et argumenté. Les thèses de Barruel s'inscrivent davantage dans la tradition de l'éternelle extrême-droite que du libéralisme politique incarné par Edmund Burke.

De plus, et contrairement à Burke, Barruel développe dans ses écrits une vision de l'Histoire de la Révolution française fortement empreinte de providentialisme religieux. Ce terme désigne la croyance selon laquelle la volonté de Dieu se manifesterait en chaque évènement, sans que l'homme puisse y avoir une quelconque prise. Ainsi, dans Le Patriote véridique ou discours sur les vraies causes de la révolution actuelle (1789), Augustin Barruel avance l'idée selon laquelle la révolution serait de cause divine. Les événements de 1789 s'expliqueraient par la Providence, et correspondraient à un châtiment divin contre les péchés de la France et de son peuple.

Cette vision providentialiste de l'Histoire est également présente dans l'œuvre de Joseph de Maistre et de Louis de Bonald. De Maistre reprend cette idée qui fait de la révolution de 1789 un châtiment divin. En croyant accomplir leur propre volonté, les révolutionnaires n'agiraient en réalité que selon celle du Créateur, en étant les exécutants zélés de leur propre punition. La Terreur, selon Joseph de Maistre, doit donc se comprendre comme une punition divine contre le peuple insurgé qui, par son imprudence, a mis en place une tyrannie meurtrière. Robespierre apparaît ainsi comme un instrument de Dieu, qui châtie les révolutionnaires sans que ceux-ci ne s'en rendent compte. Edmund Burke ne partage pas le providentialisme de Joseph de Maistre. La lecture historique de Burke est une vision rationnelle et fondée sur des faits. La Terreur jacobine est pour lui une conséquence inéluctable de la révolution, mais bien pour des raisons politiques, et non religieuses ou métaphysiques. Pour expliquer l'avènement de Robespierre, de Napoléon et d'un régime dictatorial en France, Burke se fonde sur l'exemple de Cromwell en 1653, et non sur une prétendue volonté de Dieu.

La place de la religion constitue en effet une ligne de fracture supplémentaire entre Edmund Burke et les contre-révolutionnaires français, bien plus radicaux. En effet, dans la philosophie burkienne, la religion occupe une place importante en tant que ciment nécessaire de l'ordre social et politique. Mais chez Joseph de Maistre et Louis de Bonald, la religion chrétienne se confond avec l'ordre politique et social. De Maistre et de Bonald s'inscrivent dans un courant politique nommé ultramontanisme. Ce courant postule la supériorité du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel, c’est-à-dire la supériorité du pape sur l'autorité civile. Joseph de Maistre prône ainsi l'avènement d'un régime théocratique en France, soit une alliance entre les pouvoirs politique et religieux, entre le trône et l’autel, en opposition au gallicanisme des révolutionnaires.

Cette conception théocratique du pouvoir politique s'oppose au libéralisme burkien. En effet, les anti-Lumières français ne sont en aucun cas des libéraux, mais bien des absolutistes. Ce ne sont pas des conservateurs, comme Burke mais des réactionnaires. Leur modèle de régime est une monarchie absolue, centralisée et fondée sur la religion. Les préoccupations de Burke relatives à la défense des libertés individuelles, à la limitation constitutionnelle du pouvoir royal et au parlementarisme leur sont totalement étrangères. Dans un article paru dans la Revue des deux mondes en 1853, l’homme politique et philosophe français Charles de Rémusat plaisante sur le fait que « Burke eût étouffé sous le régime de M. de Bonald et du comte de Maistre ». On trouve dans l'œuvre de Joseph de Maistre une apologie de l'intolérance qui passe notamment par la défense de l'Inquisition, qualifiée de « bonne et douce » par le théoricien politique savoyard, dans ses Lettres à un gentilhomme russe sur l'Inquisition espagnole (1822). Contrairement à Burke, de Maistre n'éprouve que mépris pour la conception anglaise de la liberté politique. Ainsi, il estime dans les Lettres sur l'Inquisition espagnole que le libéralisme a coûté à l'Angleterre « la foi, c'est-à-dire tout ». Le libéralisme de Burke a pu amener celui-ci, dans son Appel des whigs modernes aux whigs anciens (1791), à justifier une forme de désobéissance civile, une résistance des citoyens contre les abus d'un gouvernement autoritaire, arguant que « c’est au peuple qu’il appartient de limiter l'autorité ». Or, cette idée de désobéissance citoyenne constitue pour de Maistre une véritable hérésie politique. L'aristocrate savoyard nie en effet au peuple le droit de contester et de critiquer son gouvernement. Il considère que le pouvoir politique est absolu par nature et affirme dans De l'Eglise gallicane (1821) qu'il n'y a « point de milieu : il faut nier le gouvernement ou s'y soumettre ». Cette conception autoritaire du pouvoir politique est en totale contradiction avec les idées de Burke qui considère, dans certains cas précis, la révolution comme légitime.

Dans un autre de ses ouvrages, Les Soirées de Saint-Pétersbourg, paru en 1821 et rédigé lors de son exil en Russie, de Maistre dresse un étrange éloge de la figure du bourreau comme fondement de l'ordre politique et social : « toute grandeur, toute puissance, toute subordination repose sur l’exécuteur : il est l’horreur et le lien de l’association humaine. Otez du monde cet agent incompréhensible ; dans l’instant même l’ordre fait place au chaos ; les trônes s’abîment et la société disparaît ». De Maistre ajoute dans le même ouvrage : « Malheur donc à la nation qui abolirait les supplices ! ».

Absolutisme royal et théocratie pontificale, le régime politique théorisé par Joseph de Maistre et Louis de Bonald paraît radicalement opposé aux idées d'Edmund Burke, partisan d'une monarchie constitutionnelle, parlementaire et libérale. Les deux penseurs partagent un constat négatif similaire sur la Révolution française, mais se distinguent quand à l'étude de ses causes et aux réponses politiques à y apporter.

Ainsi, Edmund Burke n'est pas opposé en soi à une réforme politique de la monarchie française. En tant que contempteur de l'absolutisme royal, il estime que les états-généraux français auraient tout intérêt à s'inspirer du modèle britannique pour tempérer le pouvoir monarchique, en y instituant une dose raisonnable de parlementarisme et de libéralisme politique. A l'inverse, Joseph de Maistre, après avoir défendu la Révolution française à ses débuts, souhaite rénover l'Ancien régime non pas en mieux, mais en pire qu'avant 1789. De Maistre est partisan d'une monarchie absolue, encore plus répressive, encore plus religieuse et encore plus conservatrice. L'aversion du penseur pour la philosophie des Lumières entraîne chez lui un certain déni de réalité. Selon lui, une contre-révolution intégrale et ultramontaniste est non seulement possible, mais indispensable pour régénérer la société française, souillée par la révolution. Il estime que cette contre-révolution intégrale n'entraînerait ni violence, ni protestation de la part de la population. De Maistre souhaite effacer la révolution et ses acquis, la nier, faire comme si elle n'avait jamais eu lieu. Cet entêtement ultra-royaliste, teinté d'une certaine arrogance, se retrouvera sous le règne d'un Charles X, ce qui conduira à la révolution des Trois Glorieuses de 1830.

Ces profondes divergences de vues poussent de Maistre à prendre ses distances avec la pensée de Burke et à renier ses Lettres d'un royaliste savoisien, fortement inspirées par l'œuvre du philosophe irlandais. Il ira même jusqu'à brûler le manuscrit de l'ouvrage, comme il le note dans ses carnets le 6 février 1798 : « J'ai brûlé le manuscrit de mes Lettres savoisiennes composées à une époque où je n'avais pas la moindre illumination sur la révolution française ou pour mieux dire européenne. Malgré les vues droites qui les ont dictées, je les ai prises en aversion comme un fruit de l'ignorance ». Le providentialisme devient donc une ligne de fracture entre les deux écrivains. Force est de constater que le conservatisme libéral de Burke paraît bien tiède pour l'absolutiste réactionnaire qu'est Joseph de Maistre. Les deux penseurs influenceront donc des traditions politiques différentes.

Ainsi, les auteurs contre-révolutionnaires tels que Joseph de Maistre, Louis de Bonald ou Augustin Barruel appartiennent, malgré de nombreux points de convergence, à une tradition politique différente de celle d’Edmund Burke. Par leur absolutisme et leur rejet du libéralisme, ces auteurs s’inscrivent dans la lignée de l’extrême-droite française. Burke, lui, a davantage inspiré le courant libéral-conservateur.


II) Edmund Burke, père fondateur du libéralisme conservateur moderne

Edmund Burke influencera significativement les romantiques français du XIXe siècle (A), ainsi que le conservatisme politique moderne (B).

A) La filiation d’Edmund Burke et du romantisme français du XIXe siècle

C’est au XIXe siècle que l’œuvre de Burke sera véritablement redécouverte par les auteurs français et exercera une influence significative sur la pensée politique. Cette redécouverte s’effectue tout d’abord par le biais des romantiques, dont l’auteur irlandais constitue, en quelque sorte, le précurseur. En effet, dans son ouvrage Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (1757), Edmund Burke pose, à l’âge de vingt-six ans, les fondements de l’esthétisme romantique. Le philosophe développe une esthétique du sublime, sentiment de grandeur qui transcende l’homme par son aspect inaccessible, presque terrifiant. La pensée politique de Burke exercera également une influence non-négligeable sur l’idiosyncrasie romantique. Celle-ci, par son affirmation du sentiment contre la raison, de toutes les passions contre tous les principes, pour reprendre les mots de Louis de Bonald, par son exaltation de l’Histoire et du passé, fait étrangement écho à la philosophie burkienne.


Vertige du sublime devant l’absolu, éloge de la tradition contre le culte de la raison et du progrès, Burke est l’un des précurseurs de l’esthétique et de la philosophie romantique. 

Cette proximité entre Burke et les romantiques est particulièrement visible dans l’œuvre de François-René de Chateaubriand (1768-1848). Avant de devenir le chef de file du romantisme français, Chateaubriand, né dans une famille d’aristocrates, souhaitait faire carrière dans l’armée. Ce projet est interrompu par la Révolution française, à laquelle le jeune homme est, dans un premier temps, favorable. Il participe ainsi aux états-généraux de sa région natale, la Bretagne, et assiste même à la prise de la Bastille à Paris, le 14 juillet 1789, en compagnie de deux de ses sœurs. Mais la radicalisation progressive du processus révolutionnaire le pousse à fuir la France en 1791. En effet, le climat anti-aristocratique ambiant ne sied guère à Chateaubriand. Sa sœur, Lucile, sera ainsi emprisonnée sous la Terreur. Son frère et sa belle-sœur seront même guillotinés à Paris en 1794. Il s’exile alors en Amérique, puis à Londres, où il rédige en 1797 son Essai sur les révolutions. Dans cet ouvrage, Chateaubriand formule une critique de la Révolution française proche du style et des idées de Burke. Il y critique le gouvernement français et la « dépravation de ses mœurs », déplorant le fait que « Fanatiques admirateurs de l’Antiquité, les Français semblent en avoir emprunté les vices et presque jamais les vertus. En naturalisant chez eux les dévastations et les assassinats de Rome et d’Athènes, sans en atteindre la grandeur, ils ont imité ces tyrans qui, pour embellir leur patrie, y faisaient transporter les ruines et les tombeaux de la Grèce ». La République romaine, née du renversement de la monarchie étrusque, constituait en effet une source d’inspiration pour de nombreux révolutionnaires français. Dans son Essai, Chateaubriand fait l’éloge des « gouvernements mixtes », arguant que l’homme « est un être complexe, et qu’à la multitude de ses passions il faut donner une multitude d’entraves ». L’auteur dénonce la répression menée par les jacobins et développe ses convictions libérales, considérant l’Angleterre comme un modèle en politique.

Cette proximité intellectuelle entre Burke et Chateaubriand se retrouve également dans le quatrième ouvrage de ce dernier, Le génie du christianisme (1802). Tournant le dos au scepticisme de sa jeunesse, Chateaubriand se livre dans cet essai à une apologie de la religion chrétienne, quelque peu à contre-courant des principes des Lumières et de la Révolution française, auxquels l’auteur reproche de s’être éloignés de Dieu. Selon lui, la religion chrétienne est responsable de l’élévation spirituelle de l’Occident, ainsi que de son effervescence artistique. Cet éloge du christianisme prend parfois des allures excessives, presque comiques, lorsque l’auteur affirme notamment la supériorité de Jean Racine sur Voltaire en l’expliquant par la foi chrétienne du dramaturge classique.

Enfin, l’influence de Burke sur le romantisme se traduit par une critique commune de l’universalisme. Le romantisme développe en effet une philosophie de l’appartenance et de l’enracinement qui marque une rupture avec l’homme idéal des Lumières, citoyen du monde conçu comme son propre fondement. Cette exaltation de l’appartenance est particulièrement mise en avant dans l’ouvrage central de Chateaubriand, Les mémoires d’outre-tombe (1848). L’auteur romantique y critique vigoureusement la prétention universaliste avec les mêmes arguments, les mêmes reproches que Burke : méconnaissance des caractères nationaux propres et risque d’uniformisation de l’humanité. Chateaubriand écrit : « La folie du moment est d’arriver à l’unité des peuples et de ne faire qu’un seul homme de l’espèce entière, soit ; mais en acquérant des facultés générales, toute une série de sentiments privés ne périra-t-elle pas ? Adieu les douceurs du foyer ; adieu les charmes de la famille ; parmi tous ces êtres blancs, jaunes, noirs, réputés vos compatriotes, vous ne pourriez vous jeter au cou d’un frère ».

Les convictions politiques de Chateaubriand traduisent également une certaine proximité idéologique avec Edmund Burke. L’auteur romantique est, dans son jeune âge, plus proche de l’intransigeance d’un Joseph de Maistre ou d’un Louis de Bonald, et épouse des convictions ultraroyalistes. L’ultraroyalisme est un courant politique particulièrement influent sous la Restauration (1815-1830), qui prône un renforcement significatif du pouvoir monarchique. Il s’engage ainsi dans le camp des ultras sous le règne de Louis XVIII et participe, en tant que ministre plénipotentiaire, à l’organisation de l’invasion de l’Espagne en 1823. Cette intervention militaire de la France rétablie la monarchie absolue dans le pays après avoir renversé le gouvernement espagnol, d’inspiration libérale. Mais Chateaubriand évolue progressivement de ces positions absolutistes vers un libéralisme politique proche de celui de Burke. Ainsi, à l’instar de l’écrivain irlandais, François-René de Chateaubriand en vient à défendre des positions courageuses, parfois en avance sur son temps. Il s’engagera ainsi en faveur de la liberté de la presse et de l’indépendance de la Grèce face à l’Empire ottoman.

Le romantisme semble ainsi hériter en partie du mouvement contre-révolutionnaire, notamment à travers sa dénonciation du cosmopolitisme abstrait des Lumières et son exaltation du sentiment religieux, de la tradition. Ces thèmes se retrouvent chez Gérard de Nerval, poète romantique pour qui la Révolution française « niait tout », et qui se demande s’il ne sera pas « entraîné à tout croire comme nos pères les philosophes l’avaient été à tout nier ». On trouve dans ces lignes, comme dans Le génie du christianisme, un rejet des Lumières qui confine presque à l’obscurantisme. En effet, le fait de « tout croire » s’oppose radicalement au rationalisme et à la démarche philosophique critique du XVIIIe siècle. Cependant, plusieurs auteurs romantiques tels que Victor Hugo, Alphonse de Lamartine ou Alfred de Vigny, abandonneront leurs convictions monarchistes pour devenir fidèles à la République et à ses principes.

L’écrivain romantique Benjamin Constant est lui aussi l’un des héritiers du courant idéologique burkien. Son parcours semble correspondre à l’exemple-type du contre-révolutionnaire, car il reproduit le même schéma que Joseph de Maistre, Augustin Barruel et Chateaubriand. D’abord favorable à la révolution, il finit par s’exiler sous la Terreur et sous l’Empire et à s’opposer au régime régicide. Il s’engagera en politique sous le Directoire et la Restauration. Constant reprend plusieurs thématiques de Burke. Il exalte lui-aussi la propriété terrienne aristocratique comme économie du long-terme et de l’enracinement, loue l’héritage chrétien européen et considère, à l’instar de Chateaubriand, le christianisme comme la religion la plus tolérante et la plus élevée sur le plan moral et spirituel. Constant dénonce les abus de la révolution et des Lumières avec la même radicalité qu’Edmund Burke. Lorsque il apprend l’exécution de la reine Marie Antoinette et la condamnation à mort des girondins, Constant se déclare favorable à une intervention des puissances européennes coalisées pour anéantir les jacobins et rétablir la monarchie. Il écrit ainsi, dans une lettre à Mme de Charrière datée du 16 octobre 1793 : «  Il faudra bien en venir à souhaiter que le repos sous le despotisme succède à ces convulsions d’anthropophages » et « il ne faut pas balancer à se mettre du côté des puissances et à faire des vœux pour l’extirpation de cette détestable race ». Même les critiques de Burke font pâle figure à côté d’une telle violence, d’une telle verve polémique. Mais il est vrai que cette lettre fut écrite dans la fièvre, dans le feu de l’action, sans recul sur les événements. La radicalité de certains textes contre-révolutionnaires français, par rapport à ceux de Burke, s’explique sans doute par cette absence de recul. Les auteurs français ont vécu ces événements de l’intérieur, en étant parfois contraints à l’exil, subissant personnellement les persécutions des révolutionnaires. Si Burke avait été français, ses convictions et ses écrits auraient sans doute été bien plus radicaux, intransigeants et absolutistes.

Dans une série de discours prononcés devant le Cercle constitutionnel entre 1797 et 1798, Benjamin Constant s’en prend violemment à Danton, aux « anarchistes » et aux « terroristes », qu’il présente comme des « vociférateurs maladroits de déclamations défigurées, froids dans leur délire et subalternes dans leur corruption ». Il décrit les jacobins comme des « jongleurs de sédition, des spéculateurs de massacre, incapables de fanatisme,  parce que dans le fanatisme il y a de la grandeur ».

Les convictions de Constant finiront néanmoins par se modérer et par évoluer. Suite à la réaction thermidorienne de 1794 et à l’exécution de Robespierre, l’auteur revient en France et s’engage politiquement sous le régime du Directoire. Il publie alors, en 1796, un ouvrage au titre évocateur : De la force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s’y rallier. En effet, comme chez Burke et Chateaubriand, le conservatisme romantique de Constant, teinté de spiritualité religieuse, s’accompagne d’un attachement marqué aux libertés individuelles. Pour cette raison, Constant est moins sévère que Burke avec la Révolution française. Contrairement au whig irlandais, il ne la rejette pas en bloc, mais critique simplement la Terreur et la dictature de Robespierre. Il considère le jacobinisme comme un absolutisme, tout aussi liberticide et dangereux qu’une monarchie absolue tyrannique. Constant souhaite néanmoins conserver certains principes libéraux établis par les révolutionnaires, considérant que les insurgés de 1789 ont  contribué, à certains égards, à l’introduction du libéralisme en France. 

Sous la Restauration, il s’engage ainsi en faveur de la liberté de la presse et de la suppression du droit d’aînesse. En outre, il s’oppose à une loi de 1825 réprimant les « sacrilèges » antichrétiens. Dans son Appel aux nations chrétiennes en faveur des Grecs (1825), il prend également fait et cause pour l’indépendance de leur pays. Ce souci permanent de l’engagement politique, de la cause nationale ou étrangère à défendre, caractérise à la fois Burke, Chateaubriand et Constant et annonce, d’une certaine manière, les combats menés par les intellectuels français à partir de l’Affaire Dreyfus. Dans son célèbre essai De la liberté des anciens comparée à celle des modernes (1819), Constant se déclare favorable à la limitation du pouvoir de l’Etat par la mise en place de contre-pouvoirs et de garanties constitutionnelles, afin de garantir le respect des libertés individuelles des citoyens. Il préconise ainsi un mécanisme libéral de séparation et d’équilibre des pouvoirs. La presse libre devrait, à ses yeux, constituer l’un de ces contre-pouvoirs, de ces garde-fous protégeant le peuple de l’arbitraire royal. Comme Chateaubriand, il cite l’Angleterre comme régime modèle, plutôt que les institutions de l’Antiquité. De plus, il plaide pour la défense du commerce comme facteur d’apaisement et met en garde contre l’intervention excessive de l’Etat dans la société et la vie privée des citoyens. Ces thématiques très burkiennes correspondent à l’émergence du libéralisme en France.

Les romantiques français constituent ainsi les véritables continuateurs de la pensée philosophique et politique de Burke. Comme lui, ils sont marqués par un profond conservatisme caractérisé par la défense des traditions, notamment religieuses. Mais contrairement aux anti-révolutionnaires du XVIIIe siècle, la ressemblance avec Burke ne s’arrête pas là. Le régime modèle proposé par Chateaubriand et Benjamin Constant rejoint en effet presque point par point les idéaux d’Edmund Burke. Ces trois auteurs appartiennent à un courant philosophique a priori contradictoire, presque inclassable. Paradoxalement, le conservatisme parfois radical de ces écrivains s’accompagne d’un attachement profond aux libertés individuelles, ce qui les conduit à défendre des positions progressistes, presque avant-gardistes pour leur époque. On pourrait parler de conservatisme progressiste ou de conservatisme réformateur, en opposition au conservatisme intégral et anti-libéral de Joseph de Maistre, Augustin Barruel ou Louis de Bonald. Mais la postérité donnera à l’héritage de Burke le nom de libéral-conservatisme, courant de pensée extrêmement influent qui essaime tout au long du XIXe siècle, jusqu’à l’époque contemporaine.

B) Le courant libéral-conservateur, véritable héritage politique d’Edmund Burke

Au cours du XIXe siècle, plusieurs penseurs français, issus de traditions politiques parfois diverses, continuent de revendiquer l’héritage d’Edmund Burke. C’est le cas de Maurice Barrès ou de Charles Maurras, intellectuels d’extrême-droite, antisémites et antidreyfusards, qui se réclament de son œuvre. Barrès reprend à Burke l’idée d’opposition entre l’encrage romantique de l’homme dans son histoire et sa tradition et l’universalisme abstrait des Lumières. Mais ces penseurs, à l’instar des contre-révolutionnaires, ne réceptionnent Burke que partiellement en raison de leur philosophie profondément réactionnaire. Ainsi, c’est sur le courant libéral-conservateur que l’influence de Burke se fait le plus ressentir.

Le théoricien politique Russel Kirk, dans son essai The conservative mind, fait d’Edmund Burke le père fondateur du conservatisme politique moderne. Le conservatisme est une doctrine politique organisée autour de la défense des valeurs traditionnelles d’une société, en opposition au progressisme qui ne considère pas ces valeurs comme une fin en soi et qui souhaite les dépasser. Selon la typologie établie par Russel Kirk, les conservateurs se caractérisent par la croyance en un ordre transcendant fondé sur la tradition et/ou la religion, la mise en avant de l’ordre, de la distinction entre les individus, la défense de la propriété et des intérêts privés, la foi dans les coutumes et les traditions, ainsi que par l’affirmation de la prudence comme valeur politique. Burke obéit à toutes ces catégories, et constitue ainsi une forme de figure tutélaire pour les conservateurs du monde occidental.

Cependant, Edmund Burke peut être rattaché, plus précisément, au courant du libéral-conservatisme. En effet, les conservateurs ne sont pas nécessairement des libéraux. Comme nous l’avons montré, les auteurs du courant contre-révolutionnaire et traditionnaliste français sont totalement étrangers au libéralisme politique. Ils sont attachés aux traditions, à la religion, à l’ordre établi et à la propriété privée, mais sont partisans d’un régime absolutiste et, à de nombreux égards, liberticide. Leur intransigeance et leur outrance les apparentent davantage à des réactionnaires qu’à des conservateurs, et les inscrivent dans la tradition de l’extrême-droite française.

Mais l’héritage politique de Burke est tout autre. Le philosophe appartient en effet à la tradition politique libérale-conservatrice. Disciples d’Adam Smith en économie et d’Edmund Burke en politique, les libéraux-conservateurs défendent des préoccupations telles que la tradition, le respect de l’autorité et des hiérarchies, l’ordre, la sécurité, l’identité nationale et l’héritage religieux. Le libéral-conservatisme reprend l’idée burkienne selon laquelle la mécanique sociale et historique échappe souvent au contrôle de l’homme. Ses défenseurs se méfient de l’idée de construction d’un régime idéal abstrait, qui relèverait selon eux de l’utopie, et lui préfère le concret, le temps long et le réel. Les libéraux-conservateurs se caractérisent par un certain scepticisme envers le rationalisme, et préfèrent se conformer aux traditions historiques héritées de leurs ancêtres. La spécificité du libéral-conservatisme réside néanmoins dans le fait que ces préoccupations sont conciliées avec la défense des libertés individuelles face à l’Etat et le rejet d’un pouvoir central arbitraire et intrusif.

Le philosophe et sociologue français Alexis de Tocqueville (1805-1859) s’inscrit dans cette tradition. Ce penseur allie des positions résolument conservatrices, fondées sur la défense de la religion et de l’ordre établi, avec des préoccupations libérales telles que la décentralisation, la promotion du libre-échange, de la liberté de la presse et de la vie associative. Tocqueville disait de Burke qu’il était « illuminé par la haine ». Par cette formule ambiguë, il loue ainsi la clairvoyance, la lucidité et la justesse de ses analyses, tout en déplorant les outrances et la fulgurance excessive de son style. Cette formulation illustre également tout le paradoxe du courant libéral-conservateur, fait d’ombre et de lumière, de progressisme et d’obscurantisme, de modernité et de réaction, d’illumination et de haine. A l’instar de l’homme politique irlandais, Alexis de Tocqueville se fait le défenseur de causes extrêmement modernes et courageuses. Il s’engage notamment pour l’amélioration des conditions de détention des prisonniers français, contre l’esclavage et la conquête de l’Algérie par Charles X en 1830. Dans son ouvrage De la démocratie en Amérique, rédigé entre 1835 et 1840, il dresse un portrait élogieux de la jeune république américaine qui allie selon lui respect des libertés individuelles, esprit civique et défense de la religion. Dans un discours devenu célèbre tenu devant la Chambre des députés le 29 janvier 1848, il fait preuve de la même clairvoyance, de la même illumination que Burke lorsque il presse le régime de la Monarchie de Juillet (1830-1848) de se moderniser, annonçant une révolution à venir dans le cas contraire. Il estime en effet, à l’instar d’Edmund Burke, qu’un régime incapable de se réformer devient illégitime et mérite parfois d’être renversé pour qu’un autre, plus efficace, prenne sa place.

Comme chez Burke, ces prises de positions libérales sont conciliées avec un conservatisme marqué. Sous la Restauration, Alexis de Tocqueville évolue au sein des milieux ultra-royalistes. Sous la IIe République (1848-1852), il s’engage en faveur du Parti de l’Ordre et appuie à l’élection présidentielle la candidature du général Cavaignac, dont il approuve la répression sanglante des émeutes ouvrières de juin 1848. Tocqueville est en effet hanté par la peur du socialisme et de l’égalitarisme, qu’il considère comme un dangereux nivellement par le bas de la société. Sa défense de la démocratie américaine s’accompagne d’une mise en garde contre les dangers de ce système, qui pourrait conduire selon lui à une tyrannie de la majorité, un développement de l’individualisme et une uniformisation de la société résultant de l’abrogation des distinctions sociales. Un développement trop brutal de l’égalité des citoyens pourrait, selon lui, nuire à leur liberté politique et à ce titre, doit donc être empêché. Cette opposition entre égalité et liberté, entre égalitarisme et libéralisme, se retrouve chez Burke, et traverse tous le courant libéral-conservateur jusqu’à notre époque contemporaine.

On trouve dans le scepticisme de Tocqueville la même originalité que chez Burke, qui critique l’égalitarisme et la démocratisation à outrance au nom du conservatisme et du libéralisme. Ces deux auteurs constituent une forme de Troisième voie entre l’intransigeance archaïque d’un Joseph de Maistre et les principes libéraux, nécessaires à l’épanouissement durable de la société. Une voie médiane entre traditions et modernité. Les auteurs contre-révolutionnaires sont, en quelque sorte, des hommes du passé. Ils souhaitent revenir à un Ancien régime fantasmé en faisant fi des aspirations profondes de leur peuple. Burke, Constant et Tocqueville sont des hommes de leur temps. Ils savent que l’absolutisme est un système hors-d’âge, qui plus est rejeté par le peuple. Ils souhaitent moderniser et libéraliser la société afin que celle-ci demeure pérenne. Cette sensibilité moderne se retrouve dans leurs engagements politiques respectifs, étonnamment avant-gardistes. C’est bien dans cette alliance entre progrès et tradition que réside l’originalité du libéral-conservatisme burkien. 

L’historien libéral et positiviste Hippolyte Taine (1828-1893) est lui aussi profondément influencé par Edmund Burke. Admirateur du libéralisme politique anglais, Taine publie un ouvrage historique sur la Révolution française, intitulé Les origines de la France contemporaine (1875-1883). Cette œuvre, extrêmement critique, contribuera à forger la « légende noire » de la révolution et à alimenter les doctrines politiques conservatrices futures. Il y reprend à Burke sa critique de l’abstraction politique et de la rationalité poussée à l’extrême des révolutionnaires. Hippolyte Taine développe une philosophie conservatrice très proche de celle de Burke lorsque il écrit : « Chaque génération n’est que la gérante temporaire et le dépositaire responsable d’un patrimoine précieux et glorieux qu’elle a reçu de la précédente, à charge de le transmettre à la suivante ». Il peut, lui aussi, être considéré comme l’un des héritiers du philosophe irlandais.

Le courant libéral-conservateur se développera et gagnera en audience tout au long des XIXe et XXe siècles, et constitue aujourd’hui le courant dominant de la droite française. Le président de la république Valéry Giscard d’Estaing a plusieurs fois fait l’éloge de Burke. Le parti politique Les Républicains (ex-UMP) peut être considéré comme un parti libéral-conservateur, héritier de la tradition burkienne. Cette formation politique met en avant les valeurs traditionnelles de la société française (notamment à travers son opposition au mariage homosexuel, à l’euthanasie ou à la théorie du genre) et son héritage chrétien, le patriotisme, la sécurité et l’identité nationale. Ces thèmes conservateurs sont alliés à une rhétorique prônant le libéralisme économique, le libre-échange, la lutte contre les impôts excessifs et confiscatoires, la libre-entreprise et un Etat-minimum défendant la propriété privée. Le candidat LR à l’élection présidentielle de 2017, François Fillon, peut être considéré comme un exemple typique de libéral-conservateur. Edmund Burke peut donc être vu comme le précurseur de la droite conservatrice française et, plus généralement, de nombreux partis conservateurs européens et occidentaux.


Conclusion :

L’héritage de la pensée d’Edmund Burke sur la philosophie politique française est donc significatif. Opposant vigoureux à la Révolution française, Burke est l’un des premiers philosophes politiques conservateurs de l’histoire moderne. Il ne peut néanmoins être considéré comme appartenant à la tradition intellectuelle des contre-révolutionnaires, traditionalistes et absolutistes. Ces derniers, profondément réactionnaires et illibéraux, sont les précurseurs de la tradition de l’extrême-droite française, des mouvements royalistes (Action française), catholiques traditionalistes (Civitas), des formations d’ultra-droite ou des courants complotistes.

Burke inaugure la tradition du libéralisme conservateur français et peut être considéré à ce titre comme l’inspirateur de la droite française moderne, ainsi que de nombreux partis de droite dans le monde. Le parti Conservateur des Tories au Royaume-Uni ou le parti Républicain aux Etats-Unis semblent ainsi correspondre à la conciliation burkienne entre conservatisme social et libertés individuelles garanties face à l’Etat. Aujourd’hui encore, un Edmund Burke award récompense chaque année une personnalité conservatrice particulièrement influente pour sa « contribution à la défense de la civilisation ». L’ancien secrétaire d’état américain Henry Kissinger a notamment compté parmi les lauréats de ce prix. Le courant libéral-conservateur est un objet politique particulièrement intéressant et original puisque il fait le lien entre valeurs traditionnelles et modernité, entre conservatisme et progressisme, entre le monde d’hier et celui de demain. La philosophie d’Edmund Burke constitue une forme de centrisme entre un traditionalisme figé dans le passé et un modernisme de table rase. 

Le libéral-conservatisme semble néanmoins de plus en plus compromis par la polarisation croissante des opinions publiques mondiales entre les tenants d’un illibéralisme réactionnaire et les partisans d’un libéralisme intégral proche de l’idéologie des Lumières. La Troisième Voie burkienne semble avoir de moins en moins voix au chapitre. Plus de deux siècles après la mort du philosophe, les tensions burkiennes entre local et universel, passé et modernité ou  sentiment contre raison sont toujours bien réelles. Le clivage entre Lumières et romantisme, entre révolution et contre-révolution, semble étrangement d’actualité.

Lucien Petit-Felici

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