La fabrication de l'ennemi

"Nous allons vous faire subir le plus terrible des sorts, nous allons vous priver d'ennemi", déclarait un expert soviétique au président américain Ronald Reagan, alors que la fin de la Guerre froide approchait. Or, les Etats-Unis, même après la disparition de la menace soviétique, ne se sont jamais privés d'ennemi.

A peine la dislocation de l'URSS achevée, le nouveau président des Etats-Unis George Bush senior se lança en effet dans une croisade contre le dictateur panaméen Manuel Noriega au titre de la toute nouvelle "guerre contre la drogue", puis contre Saddam Hussein, qualifié par George Bush de "Hitler revisité" (sic).

Près de soixante ans avant ces évènements, le juriste et philosophe allemand Carl Schmitt théorisait la notion de "fabrication de l'ennemi". Cet intellectuel est resté célèbre pour avoir été le juriste du régime nazi. Or, on emprunte toujours quelque chose à ses ennemis. Et justement, c'est cette notion de fabrication de l'ennemi que les Etats-Unis ont emprunté à leurs ennemis nationaux-socialistes.

Selon Carl Schmitt, le Politique est en effet le lieu où s'opère nécessairement une distinction entre ami et ennemi. Cette distinction permet de donner au politique son objet spécifique, son objectif à atteindre. Dans son ouvrage La notion du politique, écrit en 1932, Carl Schmitt définit le politique comme "ce qui est censé être atteint, combattu, réfuté et contesté". Selon lui, une collectivité humaine ne s'identifie comme telle que par opposition à ce qui lui est contraire. Ainsi, pour qu'une société existe et prospère, il lui faut désigner un ennemi et le combattre.

    
Le philosophe Carl Schmitt

Depuis 1947, les Etats-Unis ont poussé cette conception du monde à son paroxysme, et en on fait une doctrine de politique étrangère. Ainsi, tout au long de la Guerre froide, la menace permanente de l'ennemi communiste servit de prétexte à une stratégie d'expansion agressive. Une fois la menace soviétique éliminée, cette stratégie fut poursuivie sous d'autres prétextes (guerre contre la drogue, contre le terrorisme, changements de régimes au nom de la démocratie et des droits de l'homme).

Renversement d'Arbenz au Guatemala, de Mossadegh en Iran, de Allende au Chili, soutien aux dictatures militaires de Grèce, d'Argentine, d'Indonésie, du Congo, du Salvador, invasion de l'île de Grenade, soutien aux contras au Nicaragua, renversement de Noriega, de Saddam Hussein, de Kadhafi... La liste est longue et meurtrière. John Quincy Adams, président des Etats-Unis de 1825 à 1829, disait que son pays ne devait pas aller "à l'étranger à la recherche  de monstres à détruire". Les Etats-Unis, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, n'ont cessé de se chercher un ennemi à combattre, un monstre à détruire, quelque part à l'étranger.

Selon Noam Chomsky, le gouvernement américain cherche à "trouver une façon de distraire la population, de l'empêcher de voir ce qui se passe autour. Il n'y a pas trente-six façons de procéder. Les plus courantes consistent à susciter partout la crainte d'ennemis terribles sur le point de nous écraser, en même temps qu'un respect craintif pour nos formidables dirigeants qui nous sauveront du désastre juste à temps. Ceci fut l'approche adoptée tout au long des années 1980, et elle requit des trésors accrus d'ingéniosité, à mesure que l'épouvantail soviétique devenait de plus en plus difficile à prendre au sérieux. C'est ainsi que nos existences furent menacées tantôt par Kadhafi et ses hordes de terroristes internationaux, tantôt par Grenade et son inquiétante base aérienne, ou par les Sandinistes marchant sur le Texas, ou encore par les narcotrafiquants hispaniques dirigés par Noriega, ou toujours, par des arabes hystériques. Plus récemment, ce fut Saddam Hussein".

George W Bush poussa cette logique de l'ennemi à son paroxysme en forgeant la notion d'Axe du mal, clin d'oeil probable à l'Axe nazi et à l'Empire du mal de Ronald Reagan, qui désignait l'Union soviétique. Avec les néo-conservateurs, l'opposition entre ami et ennemi laissait la place à un dualisme quasi-eschatologique entre gentil et méchant, entre Bien et Mal.

Fraîchement élu, le président américain Barack Obama promit de rompre avec la politique néo-conservatrice de George W Bush, et entama le retrait de ses troupes d'Afghanistan et d'Irak. Mais il apporta son soutien au renversement de Mouammar Kadhafi en Libye, et à la rébellion opposée à Bachar el-Assad, en Syrie.

Fraîchement élu, le président américain Donald Trump promit de rompre avec l'aventurisme géopolitique de Barack Obama au Moyen-Orient, et de revenir à une certaine forme de realpolitik, voire d'isolationnisme. Mais il menaça d'intervenir militairement en Corée du Nord et au Venezuela, et ne cesse de critiquer violemment l'Iran, qu'il accuse de troubler l'équilibre du Moyen-Orient.

A chaque fois, l'administration américaine se cherche un ennemi à abattre, érigeant ainsi la peur en stratégie géopolitique.

Près de 600 ans avant notre ère, le sage Lao-Tseu écrivait dans le Tao te ching, chef d'oeuvre de la philosophie chinoise, cette maxime pleine d'esprit et de bon sens : "Quand un pays est en harmonie avec la Voie, les usines produisent des biens et des outils. Quand un pays va a l'encontre de la Voie, les armes s'entassent aux portes de ses villes. Il n'y a pas de plus grande illusion que la peur, pas de plus grande erreur que de se préparer à se défendre, pas de plus grande infortune que de croire avoir un ennemi. Qui peut voir au-delà de toute peur est toujours en sécurité."

On ne saurait que trop recommander la lecture de cet ouvrage aux dirigeants des Etats-Unis.

Lucien Petit-Felici

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